Investissement de la Casbah par les Paras
rideau

De gros nuages noirs roulaient sur le ciel gris et bas. La Casbah semblait terne ; une masse grisâtre comme un paquet de draps humides sortant d'une lessive douteuse. Il émanait de ses ruelles visqueuses une odeur d'urine, d'égout, d'humidité mêlée à l'odeur fade de cave qui s'échappait des maisons à chaque ouverture de porte. Il manquait le soleil et la chaleur poisseuse de l'été pour trouver la Casbah pittoresque. Les couleurs ne chantaient plus. Les vieilles maisons turques se révélaient dans toute la tristesse de leur splendeur perdue, murs écaillés, mangés par le salpêtre, bleus et roses délavés par les pluies d'hiver ou masqués par la crasse d'une population trop dense, façades crevassées soutenues par des troncs de thuya. Des tas d'ordures abandonnées attendaient dans le moindre recoin le passage de caravanes de mulets chargés de couffins. Les ruelles tortueuses, les passages couverts, les rues à escaliers ne permettaient qu'un ramassage artisanal des ordures. A 10 heures du matin, le marché Randon grouillait de femmes voilées qui se pressaient entre les cageots débordants de légumes et les étals dégoulinants de sang des boucher et volaillers, piétinant dans une boue noire de fruits, de légumes, de déchets écrasés. Sur la place de la Cathédrale en basse Casbah, des petits marchands avaient disposé sur une toile à sac posée à même le sol gluant les mille épices de l'Orient. Poivre concassé, piments rouges disposés en montagne, encens en morceaux et du khôl, qui fait les paupières si noires et souligne la ligne fine des cils des femmes de la Casbah.

Le premier d'une file de camions jaune sable s'arrêta sur la place Cardinal-Lavigerie. Il ne pouvait aller plus loin. Au-delà de l'ancienne mosquée transformée en cathé­drale, la pénétration de la Casbah se faisait à pied. Plusieurs dizaines de parachutistes, en tenue camouflée et casquette de toile à longue visière, sautèrent souplement sur le pavé gras. Des plateaux des camions ils descendaient tout un matériel de campagne inconnu des habitants de la Casbah ; rouleaux de fil électrique et téléphonique, poste radio de campagne, cantines lourdement chargées. La tenue ajustée le long des jambes, les rangers montant bien au-dessus de la cheville, les manches retroussées au-dessus du coude, la veste camouflée largement échancrée, les hommes ne ressemblaient à aucun de ces zouaves auxquels la population de la Casbah était habituée. Ils semblaient sûrs de leurs mouvements, leur silhouette n'avait rien de celle, empêtrée, des bidasses à béret noir ou casque lourd toujours trop grand qui contrôlaient les barrages de sortie de la Casbah et assuraient par file de huit les patrouilles dans les ruelles principales de la cité maure. Ceux-là paraissaient dangereux, inhumains, le regard lointain, le visage bien rasé, la mitraillette battant la hanche, canon vers le sol. Ils pre­naient possession des deux palais de la basse Casbah : le palais Clin, rue du Vieux-Palais, et le palais Bruce, rue Bruce.
Au même instant, en haute Casbah, d'autres parachutistes venus en camions s'installaient dans la grande école du boulevard Gambetta, toujours souples, décidés, donnant du moindre de leurs gestes une impression d'efficience remarquable. Pas de cafouillage, pas de jurons, aucune des gueulantes qui accompagnent habituellement les changements de cantonnement.

L'Echo d'Alger de ce 13 janvier rappelait la nouvelle. Le général Massu, patron des paras en Algérie, était chargé du maintien de l'ordre dans le Grand Alger. Le nouveau  chef de la police mettait en garde la population algérienne contre l'ordre de grève générale lancé par le F.L.N. pour la fin du mois. Il annonçait ses cartes : en cas de grève, les magasins seraient ouverts par la force. On ne tergiverserait plus. C'était le coup de poing sur la table. Et les paras s'installaient dans la Casbah, à l'intérieur même de ce quartier que l'on avait coupé depuis des semaines du reste de la ville par des réseaux gigantesques de barbelés. Ce bastion dont l'autorité civile savait qu'il était entièrement aux mains du F.L.N. qui y faisait respecter sa loi, on l'avait retranché, transformé en un immense camp où ses 70 000 habitants et ses centaines de terroristes et de commissaires politiques étaient livrés à eux-mêmes à tel point que l'armée ne s'y déplaçait qu'en patrouille, le doigt sur la détente, l'oeil et l'oreille aux aguets et la trouille au ventre.

En une journée, les P.C. paras étaient installés. Tous reliés entre eux par des kilomètres de fils téléphoniques. Les ordres étaient lancés par radio, les abords des can­tonnements munis d'éclairage. Des groupes électrogènes ronronnaient. Dans le reste de la ville des villas, des écoles, des immeubles en cours de construction avaient été réquisitionnés par les paras qui s'y étaient installés comme dans la Casbah. Ils n'agissaient pas comme la troupe en ville, mais comme des commandos en campagne. Alger était considéré comme une région quel­conque de Kabylie et les parachutistes allaient y appliquer les méthodes de guerre qui jusque-là leur avaient si bien réussi dans le djebel et avaient fait de leurs unités les plus réputées de l'armée d'Algérie, les plus jalousées aussi.
Le général Jacques Massu avait reçu ce cadeau empoisonne des mains mêmes du ministre résidant : le maintien de l'ordre et de la sécurité du Grand Alger.

la casbah en 1957
les parachutistes arrivent à alger
la casbah en 1957
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Première bataille d'Alger